La bataille décisive, mythe ou réalité historique ?

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(15-10-2018, 20:14)Lopertuis a écrit :
(15-10-2018, 16:57)latribuneludique a écrit : Pour l'inculte que je suis, est-ce que Diên Biên Phu peut être vue comme une "bataille décisive" ?

Oui et non. Non, car les autorités françaises envisagent depuis un moment déjà de quitter l'Indochine. Le conflit a pris une dimension qui les dépasse et s'inscrit dans le contexte de la Guerre Froide avec l'appui chinois contre lequel les Français sont désarmés. Ils souhaitent un engagement plus massif des USA, mais ceux-ci refusent craignant une nouvelle escalade alors qu'ils viennent de clore le chapitre de la guerre de Corée avec grande peine. D'ailleurs, les Français vont même pousser le culot jusqu'à demander un bombardement atomique tactique sur les hauteurs de Dien Bien Phu lorsqu'il va s'avérer qu'on ne peut en déloger le Vietminh....

Oui elle pèse, car elle aurait dû constituer en cas de victoire, un argument de poids dans les tractations en cours préparant les négociations à venir. L'objectif français bien qu'ambitieux  - porter le combat au coeur du dispositif vietminh - n'était pas totalement infaisable si on n'avait pas complètement sous-estimé les moyens de l'ennemi. Il ne devait pas disposer d'artillerie lourde, mais il en a : il l'a démonté, porté à dos d'hommes et remonté sur les hauteurs. Par conséquent, les moyens français envoyés sur place s'avèrent totalement insuffisants : il faut du lourd et on ne peut les faire parvenir puisque l'adversaire contrôle les voies d'accès ; quand aux moyens aériens, les distances sont en limite de rayon d'action des chasseurs-bombardiers qui ne peuvent rester que peu de temps sur zone. 

Elle accélère donc l'abandon français, mais celui-ci était déjà bien entamé par les pressions internationales et surtout les atermoiements politiques nationaux. Autant d'aspects que l'on retrouve en Algérie où il n'y a pourtant pas de bataille majeure comme Dien Bien Phu.

Je rejoins un peu le Don mais en appuyant davantage, pour moi la réponse est "non". Dien Bien Phu n'est pas "décisive" car le mouvement de décolonisation prend ses racines avec la seconde guerre mondiale et rien n'aurait pu l'empêcher.  Si la France était parvenue à garder la tête hors de l'eau sur le plan militaire (déjà c'est de la pure utopie), elle aurait de toutes façons été contrainte politiquement.  Dien Bien Phu est bien plus, de mon point de vue, une "bataille pour rien" (sans vouloir manquer de respect à ceux qui y sont restés) qu'une bataille décisive.  C'est aussi accessoirement, bien après Market Garden qui avait déjà démontré ses faiblesses, la preuve définitive que l'arme aéroportée a été largement surévaluée par les forces occidentales.  Les ricains referont pourtant l'erreur avec leur "cavalerie aéroportée" au Vietnam.

(16-10-2018, 18:55)FAM a écrit :
Citation : - Stalingrad, première défaite d'importance des allemands et qui est indéniablement le moment où l'Allemagne perd l'initiative et ne la retrouvera jamais ?


Ya Citadelle derriere, non ? C'est là la vraie derniere offensive nazie...A Koursk ! LOL

Non tu n'auras pas tes sous, je l'ai cité juste en dessous de Stalingrad, ils m'ont déjà versé la prime pour avoir placé Koursk.
Pour moi, ça me semble relever du concept de 'kairos', l'instant fatidique, le moment de grâce où une situation bascule complètement en bien comme en mal. Fortement compatible avec les figures providentielles du héros très usitées dans les relectures historiques ^^. C'est vendeur car le concept parle bien à notre imaginaire.

Les grecs anciens en étaient très friants, les romains ont repris le concept qui a ensuite logiquement fait florès dans la tradition chrétienne.

Mais quand on étudie la situation on se rend compte que l'issue était généralement jouée d'avance par quantité de facteurs ou bien que l'action décisive n'a finalement pas eu un portée si importante que cela a posteriori LOL .
(Modification du message : 16-10-2018, 20:53 par Jalikoud.)
Citation :Je rejoins un peu le Don mais en appuyant davantage, pour moi la réponse est "non". Dien Bien Phu n'est pas "décisive" car le mouvement de décolonisation prend ses racines avec la seconde guerre mondiale et rien n'aurait pu l'empêcher.


Je ne suis pas historien pour un sou mais au delà de "qui gagne qui perd", il y a la notion de symbole. Et cette bataille est un symbole qui dépasse le conflit général et la logique colonialiste.
(17-10-2018, 11:15)Lucius Forge a écrit : Je ne suis pas historien pour un sou mais au delà de "qui gagne qui perd", il y a la notion de symbole. Et cette bataille est un symbole qui dépasse le conflit général et la logique colonialiste.

Si on va par là parlons de "hamburger hill".

- Un nombre assez faible de soldats engagés
- des pertes très relatives par rapport à l'ensemble du conflit vietnamien 
- un objectif tellement inutile qu'il sera évacué sans même combattre un peu plus tard. 

Et pourtant la présence de journalistes relatant quotidiennement et en quasi direct l'évolution de la bataille va donner à ce qui est un engagement mineur une aura symbolique qui aura de grandes répercutions.  Mais là on passe dans le versant finalement politique de la guerre et on quitte l'échelon "combat" pour parler d'autre chose.  Même si politique et guerre sont intimement liés (Clausewitz, tout çà), je préfère réduire le concept de "grandes batailles" à celles qui ont des conséquences avant tout militaires càd en général parce que les pertes (humaines et/ou matérielles) sont telles qu'une des factions ne s'en relèvera pas.  Eventuellement, le terrain pris peut aussi compter, çà dépend des périodes.  En ce sens par exemple, il n'y a pas vraiment de "bataille décisive" lors de la WWI.  Les pertes sont énormes évidemment mais aucune bataille ne vient réellement changer la situation et c'est bien le problème de cette guerre.
(Modification du message : 18-10-2018, 17:34 par Alias.)
Sujet intéressant.

J'avoue ne pas avoir tout lu en détail faute de temps mais j'ai quand même pris le temps de voir l'ensemble.

Et il me semble qu'on oublie un peu le mythe qui entoure la bataille. Ce sont des moments forts dans l'Histoire d'un peuple, d'une nation, d'un pays, et nécessairement réutilisé à des fins politiques, surtout quand il faut justifier le sacrifice d'un paquet de gars (26 000 000 pour les soviétiques pendant la seconde guerre, rien que ça), qui en plus aurait souvent pu être limité voire évité.

Des bataille érigées en mythe, on en compte à la pelle: en vrac: les batailles napoléoniennes (les guerres napoléoniennes ont été des boucheries innommables préfigurant les guerres industrielles modernes, constellés d'atrocités diverses... j'avais été choqué de voir à quel point la guerre en Espagne avait été trash, mais on ne retient que le "soleil d'Austerlitz"), Verdun, Stalingrad (qui reste quand même dans l'Histoire pour sa démesure et son horreur, mais qui a une charge symbolique colossale, dès l'époque on ne s'y est pas trompé... alors qu'effectivement, la bataille de Moscou un an avant avait peut-être été plus décisive), Marignan, Bouvines, Rocroi, Azincourt...etc. toutes ces batailles ont en commun de servir de symbole légitimant un pouvoir (un régime, une nation, un personnage) en place ou en cours d'installation.

Étrangement, il y a d'autres batailles qui pourtant ont été décisives et qui sont un peu tombées aux oubliettes: Castillon par exemple, qui est juste le point final de la Guerre de Cent ans qui met fin à 300 ans de domination Plantagenêt/anglais sur le Sud Ouest de la France... Qui s'en rappelle à part quelqu'un s'étant un minimum penché sur le sujet? Et il n'y a aucune dimension héroïque et "décisive" associée à cette bataille alors que dans les faits elle a réellement changé la donne après plusieurs siècles où deux dynasties se querellaient le territoire du Royaume de France.

Autre point de vue cocasse: certaines batailles ont clairement été érigées en mythes... par ceux qui les ont perdues! La bataille de Kadesh, dont Ramsès 2 s'est largement servi sur tous ses monuments pour faire la démonstration de sa puissance martiale a semble-t-il été au mieux une égalité, en tous cas pas la victoire écrasante que le pharaon a tenté de mettre en scène.

En fait, une bataille n'est décisive que selon ce qu'on en fait: une bataille perdue peut devenir une victoire écrasante selon comment on l'exploite. Là je pense à la bataille des Thermopyles: bataille où les perses ont roulé sur les Grecs (qui certes étaient en infériorité numérique, mais beaucoup plus que 300 et loin de n'être que des spartiates), mais érigée dès l'époque en symbole de résistance héroique qui a servi de signal de ralliement pour les cités grecques et largement exploitée par Sparte par la suite. Alors qu'elle était une défaite écrasante pour les Grecs, on s'en rappelle comme le moment le plus marquant de la seconde guerre médique, alors qu'on se rappelle finalement très peu de Platée et de Salamine, comme si ces réelles victoires grecques avaient été des évidences après les Thermopyles, ce qui était loin d'êtr ele cas.

A l'inverse, les batailles d'Hannibal n'ont pas ou n'ont pu être exploitées alors qu'il avait concrètement éliminé la puissance militaire de Rome et qu'il aurait pu prendre la cité peu défendue, ont résulté en la destruction de Carthage et en l'ascension de Rome comme LA puissance de l'époque dont tout le monde moderne est l'héritier. Il y a d'autres exemples où un pays/peuple/conquérant gagne toutes ses batailles mais perd la guerre.

Autre exemple: il est toujours étonnant que la bataille de la Bérézina, entrée dans le langage courant, a été une victoire tactique de Napoléon.

Dans les guerres contemporaines, comme ça a été dit, c'est surtout le potentiel industriel et la capacité de sacrifice qui fait la différence. Je n'ai plus les chiffres en tête, mais même au pire moment pour eux, les soviétiques produisaient bien plus de chars par mois que les allemands, le régime soviétique était prêt à tous les sacrifices, avait su exploiter l'immensité du territoire russe pour mettre son potentiel industriel à l'abri, du coup je suis assez d'accord pour dire que l'Allemagne a perdu la guerre en Juin 1941 (même si c'était loin d'être aussi évident, bien au contraire, à ce moment là). 

L'issue militaire d'une bataille a donc peu de poids, quelle que soit l'époque. C'est l'usage politique, propagandiste, psychologique et culturelle qui en est fait qui lui donne un aspect décisif ou non. Il y a aussi toujours la volonté de travestir l'Histoire, ce qui s'est passé réellement, à son avantage.

En outre, le mot même de "décisif" a un côté gloriole martiale: la guerre est entourée de toute une pompe, un aparât avec ses valeurs et ses repères. Dire qu'une bataille a été "décisive", ça touche déjà au processus d'édification de l'acte héroïque: on est déjà dans l'exploitation politique de la bataille.

Ce qui conforte quelque peu les propos de Clémenceau: "la guerre est une affaire trop grave pour la laisser aux militaires".
(Modification du message : 19-10-2018, 17:50 par Egill.)
(19-10-2018, 17:42)Egill a écrit :  L'issue militaire d'une bataille a donc peu de poids, quelle que soit l'époque. 

Je zappe le reste mais là je dis non.

Un exemple facile mais je pourrais en trouver bien d'autres :

Pharsale 48 av J-C.  Pompée et César se font face.  L'issue de la bataille va tout simplement décider de l'avenir de Rome, puissance dominante de l'époque.  Une victoire de Pompée, Caton et les autres remettra la république en selle.  Terminé la dictature (au sens romain du terme) et grand retour du sénat.  La victoire de César ouvrira par contre toutes grandes les portes de l'Empire romain que son fils adoptif Auguste se chargera de verrouiller.  L'impact de cette bataille sur la suite des événements est tout simplement énorme.  César est en position de faiblesse, Pompée a de nombreuses légions à l'est qu'il est en train de mobiliser et si il y parvient, César n'aura pas de quoi s'y opposer.  On est clairement sur un pivot de l'histoire occidentale et les choses auraient aisément pu basculer en faveur de Pompée.

Dire qu'elle a peu de poids, c'est impensable pour tout historien.  Donc non, ce n'est pas le seul usage politique qui en est fait qui importe, le résultat a fortement contribué à définir l'Histoire de l'occident d'une manière plus que significative, a minima jusqu'à la chute de Constantinople douze siècles plus tard, dernier reliquat de l'Empire romain.

En vrac d'autres exemples : le Granique où Alexandre a failli mourir alors qu'il était au point de départ de ses conquêtes, Charles Martel à Poitiers qui a mis un coup d'arrêt aux conquêtes musulmanes, Guillaume à Hastings, l'échec de la "course à la mer" allemande en 1914 (la conséquence directe c'est "l'invention" de la guerre de tranchée très longue durée), etc.

Des batailles qui ont lourdement affecté l'Histoire simplement de par le résultat obtenu sur le champ de bataille, il y en a plein.  Certes, les vainqueurs écrivent l'Histoire mais une analyse historique démontre clairement que certaines batailles ont façonné l'Histoire, parfois pour des siècles.
(Modification du message : 19-10-2018, 21:00 par Alias.)
Admettons, je suis peut-être allé un peu vite en besogne.

Cependant, je maintiens que vaincre l'ennemi militairement n'est rien si cette victoire n'est pas exploité politiquement.

Et pour reprendre l'exemple de Pharsale, César, en matière de politique, se pose là. La Guerre des Gaules et son récit des guerres civiles sont un cas d'école d'une exploitation politique et propagandiste de conflits guerriers. Et on parle là d'une époque si lointaine qu'il est très difficile de savoir ce qu'ils s'est réellement passé avec précision tellement les sources sont rares (en comparaison d'époques plus récentes) et les mentalité différentes.
(Modification du message : 19-10-2018, 23:44 par Egill.)
Et Poitiers, niveau affrontement militaire, on fait mieux. Quelques milliers de cavaliers musulmans venus razzier entre Aquitaine et bords de Loire. Des Francs qui viennent pour remettre de l'ordre. Deux forces de tout au plus quelques milliers de soldats, deux trois escarmouches, les cavaliers berbères qui se heurte à l'infanterie lourde franque et finalement choisissent de mettre les voiles pour rentrer au pays sans trop de dommages...
Par contre politiquement, alors là, c'est typiquement le genre de non-événement que les chroniqueurs (ici, chrétiens) et le pouvoir lui-même montent en épingle, les premiers pour plaire au pouvoir, le second pour affermir son autorité.
(19-10-2018, 17:42)Egill a écrit : L'issue militaire d'une bataille a donc peu de poids, quelle que soit l'époque. C'est l'usage politique, propagandiste, psychologique et culturelle qui en est fait qui lui donne un aspect décisif ou non. Il y a aussi toujours la volonté de travestir l'Histoire, ce qui s'est passé réellement, à son avantage.

En outre, le mot même de "décisif" a un côté gloriole martiale: la guerre est entourée de toute une pompe, un aparât avec ses valeurs et ses repères. Dire qu'une bataille a été "décisive", ça touche déjà au processus d'édification de l'acte héroïque: on est déjà dans l'exploitation politique de la bataille.

Effectivement, tu vas un peu vite en besogne. Certes, les batailles ne sont qu'un élément dans un ensemble plus vaste et complexe qui est celui de la guerre, c'est évident.

Mais, entre dire d'un côté que très peu d'entre elles sont réellement décisives et de l'autre que leur issue militaire n'a que peu de poids revient à passer d'un extrême l'autre. Il y a tout un éventail de situations entre les deux que tu balayes du revers de la main, ce qui revient à simplifier à l'extrême. De façon générale, toute bataille doit être prise en compte dans le contexte auquel elle appartient et qui est multidimensionnel - politique, économique, social, technique, culturel, religieux - et seule une analyse fine, au cas par cas, permettra d'en mesurer l'impact depuis le quasi nul à la bataille décisive, cas certes rare, mais qui existe bien dans l'éventail des possibilités.

Egill a écrit :Ce qui conforte quelque peu les propos de Clémenceau: "la guerre est une affaire trop grave pour la laisser aux militaires".

Tout comme il est tout aussi grave de ne la laisser qu'aux hommes politiques... Clémenceau et ses copains ont suffisamment merdé à la sortie de la Première Guerre mondiale pour le savoir mieux que quiconque.

Don Lopertuis
(20-10-2018, 09:04)Cyrus33 a écrit : Et Poitiers, niveau affrontement militaire, on fait mieux. Quelques milliers de cavaliers musulmans venus razzier entre Aquitaine et bords de Loire. Des Francs qui viennent pour remettre de l'ordre. Deux forces de tout au plus quelques milliers de soldats, deux trois escarmouches, les cavaliers berbères qui se heurte à l'infanterie lourde franque et finalement choisissent de mettre les voiles pour rentrer au pays sans trop de dommages...
Par contre politiquement, alors là, c'est typiquement le genre de non-événement que les chroniqueurs (ici, chrétiens)  et le pouvoir lui-même montent en épingle, les premiers pour plaire au pouvoir, le second pour affermir son autorité.

Je suis d'accord sur le fait que l’événement a été monté en épingle a posteriori (et même des siècles plus tard) pour servir d'outil politique, de propagande et de symbole.  Mais cela n'empêche pas qu'il ait pu avoir avoir aussi un impact très réel au moment des faits.  Regarde un peu et tu verras qu'il y a un sérieux débat dans la communauté historique concernant Poitiers.  Et en passant, 15 à 20 000 hommes de chaque côté, ce n'est pas une petite escarmouche (pour l'époque) non plus.

Pour certains historiens, on est sur un événement mineur tel que tu le décris.  Pour d'autres (et je ne parle pas d'obscur zozo dans une cave mais d'historiens bien établis et sérieux), il faut prendre en compte la méthode de conquête musulmane : des razzias pendant un temps, qui servent d'éclairage de la cible.  Si celle-ci ne résiste pas (ou peu) aux razzias, l'invasion est mise en route pour une conquête définitive.  En stoppant sèchement les razzias à Poitiers, Martel met un frein réel à l'expansion arabe en Europe.   Je ne prétend pas trancher ici ce débat entre historiens de haut vol mais il me semble utile de remettre en question l'analyse qui fait de Poitiers un pur produit de propagande.  On peut même se demander si cette vision n'est pas une réponse excessive au fait que l'on a pendant si longtemps utilisé de manière excessive cette bataille comme objet de propagande.  Entre Martel sauveur de l'occident et une petite rixe sans importance, il y a peut-être une analyse plus équilibrée à creuser.
(Modification du message : 20-10-2018, 15:02 par Alias.)